Objet : Enquête sur les Prises en charge en santé à domicile
Monsieur le Président,
En application de l’article L.O. 132-3-1 du code des juridictions financières, le président de la commission des affaires sociales du Sénat avait, par courrier du 13 septembre 2019, demandé au premier président de Cour des comptes de procéder à une enquête sur les prises en charge en santé à domicile.
Dans son rapport d’information « Services de soins à domicile : une offre à développer, une stratégie à bâtir », enregistré à la Présidence du Sénat le 24 janvier 2022, la commission des affaires sociales a autorisé la publication de l’enquête de la cour des comptes relative aux services de soins à domicile. Elle relaie également les propos du Conseiller maître affirmant que les soins infirmiers relatifs au soutien à domicile sont « en croissance très rapide contrairement aux Ssiad. Ils sont très concentrés géographiquement dans la moitié sud de la France et notamment dans la région de la Côte d’Azur. Or plusieurs éléments laissent à penser que ces soins infirmiers ne sont pas toujours pertinents ».
En ma qualité de président de l’Union Régionale des Syndicats FNI, majoritairement représentative des infirmiers libéraux au sein de la commission paritaire régionale des infirmiers de la région PACA, j’attire votre attention par la présente sur les conséquences d’une enquête menée à charge contre les infirmiers libéraux encourageant, sur la base d’une méthodologie discutable, un transfert d’une partie de l’activité des infirmiers libéraux vers les Services de Soins Infirmiers à Domicile (SSIAD), sans prise en compte de la densité de l’offre de soins infirmiers existante.
Dans la suite logique des travaux engagés par le Sénat, le Décret n° 2023-260 du 7 avril 2023, entré en vigueur le 9 avril, autorise les ARS à prendre des décisions dérogeant à la réglementation en matière de création et d’activités des établissements et services médico-sociaux (SSIAD) et de répartition territoriale de l’offre de soins et médico-sociale.
Cette dérogation vise notamment la circulaire DGAS/2C/DSS/MCGR/DHOS/O3 no 2009-05 du 29 janvier 2009 relative aux modalités d’autorisation des SSIAD et leur articulation avec le dispositif de régulation du conventionnement des infirmières libérales mis en place par avenant conventionnel. Rappelons en effet, que les parties à la convention nationale des infirmiers avaient subordonné la mise en place de ce dispositif de régulation démographique innovant à la mise en œuvre d’un dispositif équivalent de régulation pour l’offre de soins en SSIAD. L’avenant n° 1 à la convention de 2008 prévoit ainsi la possibilité de suspendre l’application de la régulation démographique applicable aux infirmières libérales, dans la zone considérée, en cas d’ouverture ou d’autorisation de places de SSIAD dans une zone sur-dotée.
Le décret du 7 avril répond en tout point aux recommandations de la Cour des comptes, validées par le rapport de la commission des affaires sociales, visant à « lever la contrainte pesant sur la création de places en Ssiad / Spasad dans les zones sur-dotées en infirmiers libéraux ». En terme de décision politique, il ne resterait plus, pour assurer le financement de ce transfert d’activité des libéraux vers les structures, que de poursuivre la logique engagée par ce rapport d’enquête qui précise « Dès lors, une réflexion sur l’efficience de l’allocation des moyens entre les soins de ville et l’ONDAM médico-social serait la bienvenue ».
C’est précisément sur ce point, Monsieur le Président, que je souhaite attirer votre attention. Se fondant sur le modèle de prévision Livia, la Cour estime à 25 000 le nombre de places à créer en SSIAD d’ici 2030, le surplus de dépenses publiques à consentir étant estimé entre 4 à 4,6 milliards d’euros.
Dans ses projections, la Cour considère que seuls les SSIAD constituent une alternative à l’EPHAD, mais qui aura des répercussions fortes sur les finances publiques. La Cour s’est livrée à un exercice consistant à évaluer le différentiel de coûts publics par place entre Ssiad et Ehpad. Curieusement, elle s’est bien gardée de faire apparaître dans son enquête le différentiel de coût par personne entre SSIAD et prise en charge purement libérale, alors même qu’elle précise au détour de son enquête « qu’il s’agit de soins très proches ».
Ce choix méthodologique est confirmé par le Conseiller Maître lors de son audition le 19 janvier 2022 devant la commission : « La seconde question que nous avons abordée concerne le coût de la prise en charge par les services de soins à domicile en comparaison du coût des modes concurrentes de prise en charge. Les coûts globaux pour la collectivité des personnes âgées prises en charge à domicile sont de moitié moins importante que ceux d’un accueil en établissement. Toutefois, lorsqu’il y a une médicalisation au domicile via un Ssiad, la différence de coût, en faveur des Ssiad, n’est que très légère ».
Selon les estimations de la Cour des comptes, sur les seules dotations en soins à la place, après Ségur, les montants annuels seraient d’environ 17 700 € en Ehpad et 14 400 € en Ssiad. Avec la généralisation progressive des SSIAD renforcés, la dotation de ces Ssiad a été portée à 23 000 € annuels par place, soit 10 000 euros de plus (en moyenne) qu’en Ssiad classique.
Or, la généralisation du bilan de soins infirmiers qui devrait aboutir courant 2023 réforme en profondeur la tarification des soins infirmiers nécessaire au maintien à domicile des personnes en perte d’autonomie, toute tranche d’âges confondus. Cette évolution conventionnelle, conformément aux recommandations du rapport de la Cour des comptes 2015, met un terme au paiement à l’acte de ces soins liés à la dépendance (AIS) au profit de trois forfaits journaliers, définis par un algorithme mesurant la charge en soins journalière. Il est dès lors possible de comparer les coûts annuels par personne prise en charge dans ce cadre, avec les coûts en SSIAD et EHPAD sur les seules dotations en soins à la place, comme suivant :
- BSA : prise en charge en soins dite légère : forfait de 13 euros par jour, avec majorations dimanche et déplacements : 7 582€
- BSB : prise en charge en soins dite intermédiaire : forfait de 18,20 euros par jour, avec majorations dimanche et déplacements : 9 471€
- BSC : prise en charge en soins dite lourde : forfait de 28,70 euros par jour, avec majorations dimanche et déplacements : 13 303€
A noter que pour réaliser cette estimation, nous sommes partis d’une hypothèse haute de deux passages par jour, tous les jours, dimanche et fériés compris. Le différentiel est de ce fait encore plus en faveur des infirmiers libéraux et il correspond à la réalité de leurs pratiques. En effet, dans son enquête la Cour relève qu’en moyenne chaque patient de Ssiad reçoit 1,3 visite par jour en semaine,et déplore le fait que « La présence des soignants est donc très discontinue ». L’enquête fait également apparaitre que « les personnes de GIR 3, qui supposent des soins corporels plusieurs fois par jour et qui pourraient sembler le cœur de cible des Ssiad sont moins nombreux parmi leur patientèle ».
Pour être tout à fait objectif dans notre estimation, il faudrait ajouter au coût des forfaits journaliers des infirmiers libéraux celui de certains soins techniques facturés en sus. Ces actes sont désormais parfaitement traçables, les partenaires conventionnels ayant pris la précaution de leur affecter une lettre clef spécifique (AMX). Le surcoût engendré est cependant limité par l’application de l’article 11 bis de la NGAP qui prévoit une décote de 50% sur le 2ème acte et la gratuité à partir du 3ème acte.
Sur cette base et notamment dans les prises en charge dites « lourdes », le coût d’une prise en charge globale par les infirmiers libéraux ,13 303€, reste très éloigné de la dotation des Ssiad renforcés qui a été portée à 23 000 € annuels par place.
Paradoxalement, si la cour n’a pas jugé utile de comparer les coûts de structures avec les prises en charge libérales, concernant la traçabilité de l’activité elle met clairement en exergue le fait que la tarification des actes selon la NGAP rend compte de l’activité des infirmiers dans leurs dialogues avec les CPAM. Par contre en ce qui concerne l’activité des SSIAD, elle précise « alors qu’un bordereau trimestriel détaillé était auparavant transmis à la CPAM, les informations sont désormais communiquées dans le cadre de Resid-ESMS et ne retracent plus que les entrées et sorties et les suspensions de séjours. Les CPAM sont donc en partie aveugles sur l’activité des services médico-sociaux de soins à domicile ».
Un autre de point de discussion concerne la restitution de l’activité des SSIAD aux ARS, qui tarifient ces services. L’enquête de la Cour révèle en effet que « des modèles de rapport d’activité ont été publiés, des indicateurs ont été fixés réglementairement (article R. 314-17 du CASF traitant de la tarification des services) lors de cette première réforme. Les uns comme les autres ont été longtemps mal, ou pas renseignés et l’arrêté publié le 12 avril 2019 leur a substitué un tableau de bord de la performance (TDBP), rendu obligatoire. L’activité des services est, depuis, mesurée essentiellement par l’indicateur-taux d’occupation-qui prête à interprétations ».
Enfin, pour étayer son plaidoyer en faveur du transfert des activités de nursing des infirmiers libéraux vers les SSIAD, la Cour renvoie à son rapport datant de 2015 et s’appuie sur des données caduques. En effet, l’enquête communiquée à la commission pour son rapport précise : « Selon que la dynamique des dépenses suit ou non sa tendance actuelle, supérieure à celle de la population âgée de 75 ans et plus, les dépenses d’actes infirmiers de soins (AIS) croîtraient de + 0,8 Md€ à + 1,3 Md€ d’ici 2030 ». Or, une telle simulation n’est pas recevable tout simplement parce qu’elle s’appuie sur la projection jusqu’en 2030 d’une tarification à l’acte (AIS), qui est appelée à disparaître dans les prochains mois au profit d’une tarification aux forfaits journaliers en fonction de la charge en soins (BSI).
Concernant la croissance des dépenses en soins infirmiers qui serait supérieure à celle de la population âgée de plus de 75 ans, là aussi la Cour ne prend pas en compte le fait que cet écart de dynamique semble se réduire ces dernières années, comme le montre le tableau ci-dessous :
Cette inversion de tendance est d’ailleurs confirmée pour 2022 par les données qui nous ont été présentées en Commission Paritaire Départementale par la CPAM du Vaucluse. On observe que les pourcentages d’évolution négative des AIS en Vaucluse -9,1% sont relativement proches de l’évolution nationale -9,9%, alors que la région PACA affiche une évolution négative 2 fois inférieure -5,0%.
Pour toutes ces raisons et pour maintenir une offre de soins infirmiers capable de répondre efficacement et au meilleur coût aux besoins en soins à domicile des personnes les plus vulnérables à l’horizon 2030, il nous semble indispensable d’envisager une articulation plus efficace entre les soins et l’aide aux tâches et actes de la vie quotidienne dans les zones à forte densité d’infirmiers libéraux. La tendance engagée par le décret n°2023-260 du 7 avril, allant à l’encontre des dispositions conventionnelles de régulation démographique infrarégionales, ne respecte pas le principe de complémentarité qui prévalait entre le nombre de place en SSIAD autorisées et l’offre de soins de ville libérale. Outre l’absence de maitrise des coûts induits par une gestion en tuyaux d’orgue, une telle évolution risque fort d’aggraver les difficultés d’accès aux soins des personnes dépendantes à forte charge journalière en soins. Si l’assurance maladie persiste dans une forme de désengagement du financement des soins liés à la perte d’autonomie dans le cadre du système conventionnel, il s’en suivra inévitablement un désengagement progressif des infirmiers libéraux qui constituent aujourd’hui la variable d’ajustement permettant de limiter le recours à l’hospitalisation.
La commission des affaires sociales du Sénat a démontré l’intérêt qu’elle porte aux prises en charge en santé à domicile avec son rapport enregistré à la Présidence du Sénat le 24 janvier 2022. Elle aurait toute légitimité pour poursuivre ces travaux sous votre impulsion et pour proposer des mesures d’ajustement dans un nouveau rapport qui prendrait davantage en compte le service rendu à la population par les infirmiers dans le cadre de leurs compétences socles, dans un contexte de difficultés croissantes et inquiétantes d’accès aux soins. A défaut, la volonté actuelle des autorités à augmenter la proportion des soins à domicile effectués par les SSIAD au détriment des soins libéraux classiques se traduira par une augmentation injustifiée de la dépense publique.
La commission pourrait à cette occasion réactiver le signal fort que le Sénat avait donné à la profession en 2018, avec l’adoption d’un amendement au PLFSS proposé par la FNI au groupe Les Républicains et soutenu par l’Ordre National des Infirmiers. Cet amendement ouvrait la voie à l’inscription dans la loi du concept d’infirmier référent de famille, en complément des missions dévolues au médecin traitant et au pharmacien correspondant. (Sénat d’un amendement au PLFSS 2019 – amendement 477 rectifié du 12 novembre 2018). Rappelons que cet amendement avait été rejeté à l’Assemblée nationale, suivant l’avis du gouvernement au motif qu’il contrariait l’émergence de pratiques infirmières avancées.
J’avais eu l’honneur en 2008 d’être membre de la commission de concertation sur les missions de l’hôpital sous votre présidence et j’ai apprécié, à cette occasion, votre capacité d’écoute et la prise en compte dans votre rapport rendu au Président de la République des modestes contributions de l’infirmier de terrain que je suis toujours.
La présente me donne l’occasion de vous renouveler, Monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.
Thierry Munini
Président de l’UR-FNI PACA
Copie à :
Monsieur François Braun, Ministre de la Santé et de la Prévention
Madame Agnès Firmin Le Bodo, Ministre déléguée chargée de l’Organisation territoriale et des Professions de santé
Monsieur Thomas Fatome, DG de la CNAM et de l’UNCAM
Madame Katia Julienne, conseillère santé du Président de la République
Mme Catherine Deroche, Présidente de la commission des affaires sociales du Sénat
Monsieur Gilles Lagarde, Directeur de cabinet du Président du Sénat
Marie-Laure Venturino, Chef du secrétariat particulier du Président du Sénat
Monsieur Eric Aubry, Conseiller spécial du Président du Sénat, affaires sociales
Mme Carole Bousquet-Berard Directrice du cabinet, ministère de la santé et de la prévention
Monsieur Romain Bégué, conseiller parcours, qualité et ressources du système de santé premier recours du ministre de la santé et de la prévention
Monsieur Patrick Chamboredon, Président du conseil national de l’ordre des infirmiers
Monsieur Daniel Guillerm, Président de la Fédération Nationale des Infirmiers
Monsieur William Joubert, Président de l’UNPS